À une époque où nous passons en moyenne près de deux heures par jour sur les réseaux sociaux, difficile pour les musées et institutions culturelles de nous priver de nos précieux smartphones. Mais alors, en passant tant de temps devant nos écrans, comment notre rapport à l’art a-t-il évolué ? Sommes-nous capable d’en faire l’expérience pour ce qu’il est ? Ou alors avons-nous perdu de vue sa vocation première ? Réflexion sur l’art à l’ère d’Instagram et de TikTok.
L'art à travers les photos de son téléphone
La queue s’allonge toujours plus devant l’autoportrait de Van Gogh au Musée d’Orsay, face au cadre ornant les Nénuphars de Monet, et ne parlons même pas de la Mona Lisa disparaissant derrière des dizaines de visiteurs. Une fois que l’on se rapproche enfin du chef-d’œuvre, c’est pour découvrir une queue ne résultant pas en des regards avides plongés dans la toile, mais en un clic rapide, immortalisant l’oeuvre sur l’écran d’un smartphone, ne prenant souvent pas même le temps d’observer le tableau hors du cadrage d’Instagram.
En visitant n’importe quel musée aujourd’hui on ne peut que constater un changement radical dans la consommation des oeuvres d’art. Les pancartes « Photos interdites » ont pour ainsi dire toutes disparues, ayant fondu comme neige au soleil face aux hashtags et autres identifications.
Les oeuvres sont prises en photo, les selfies se multiplient et sont envoyés sur Instagram, la toile elle ne reçoit que peu d’attention.
Pour la responsable de la communication du Guggenheim de New York Jia Jia Fei, « la notion de j’ai vu de mes propres yeux telle exposition ou tel chef-d’oeuvre a été remplacée avec les réseaux sociaux par j’étais là, et je le montre. Le fait d’avoir pu observer une oeuvre face à face dans un musée est remplacé par la volonté de partager cette rencontre artistique, et sur les réseaux sociaux plus un contenu est partagé, plus il prend de valeur ».
L’expérience muséale se métamorphose alors pour se changer en expérience sociale qu’il faut à tout prix partager.
L’ art sur les réseaux sociaux comme acte de présence
Au départ expérience en soi, l’oeuvre d’art perd de son aura. La touche du peintre, le coup de ciseau du sculpteur, l’exécution parfaite d’un portrait ou l’étrangeté d’une toile abstraite ne peuvent se vivre que face à l’oeuvre toute en toile et en pigments d’une certaine façon. La reproduction était dès les débuts de la photographie une peur pour certains. Walter Benjamin publiait même en 1936 un essai complet sur les risques de la reproductibilité pour l’art.
À ses yeux, la photographie comme médium multiplicateur mécanique représentait un risque sérieux pour la valeur de l’art, et allait sans aucun doute mener à la baisse de valeur de l’expérience qu’une toile ou une sculpture a pour vocation de procurer.
À l’ère des smartphones greffés à nos mains, la crainte de Benjamin semble s’être réalisée, et les réseaux sociaux ne font qu’amplifier ce phénomène par leur nature même de partage.
La matérialité et l’esthétique de l’objet deviennent donc secondaires, l’art évolue à l’inverse vers un objet social perdant de sa matérialité pour se faire définir par une reproduction et le discours lié à celle-ci, autrement dit le « j’étais là, je le montre ».
« Nous vivons dans un monde où partager ce que l’on fait au quotidien est devenu une banalité, et un passage au musée est un moment à documenter pour prouver que l’on était sur les lieux de telle ou telle exposition, que nous étions là où il fallait être. Le fait que l’on ai apprécié l’exposition en question ou que l’on ai prêté attention aux œuvres n’a pas d’importance. Ce qui compte c’est que l’on ai immortalisé ce moment » ajoute Jia Jia Fei.
Alors, comment l'art va vraiment évoluer ?
Alors concrètement, comment évolue l’art et notre perception de ce dernier à l’ère des réseaux sociaux ? La réponse réside avant tout dans notre manière de faire l’expérience de l’oeuvre.
Dans un monde où la reproduction numérique nous a envahi, il semblerait que nous ayons déjà tout vu sans avoir à eu à bouger de notre canapé. L’expérience vécue face à une oeuvre d’art en prenant le temps de l’admirer, sans passer par le filtre de l’application caméra de notre téléphone, est indéniablement incomparable de celle que nous vivons en admirant l’oeuvre sur un écran.
Mais à l’heure du sur-partage, d’Instagram, le veni vidi vici des temps modernes, l’expérience de l’art en elle-même semble avoir perdu en valeur. Se confronter à une toile pour la comprendre et l’admirer est passé au second plan. Maintenant il semblerait que ce qui compte avant tout est de repartir avec une selfie, simplement pour dire « j’y étais, toi non ? ».
Aurore De Granier