Il est de ces animateurs japonais particulièrement surveillé. Alors qu’on le compare aux plus grands du pays, Tomohisa Taguchi souhaite prendre le contrepied, en s’inspirant entre autres des réalisateurs de la Nouvelle Vague. Nous l’avons rencontré à l'occasion de son nouveau film “The Tunnel to Summer, the Exit of Goodbyes”.
On n’a pas réussi à les animer comme je me l’étais figuré au départ, sur le storyboard. [...] C’est peut-être lié à la façon dont le milieu de l’animation japonaise fonctionne : on ne peut pas s’accorder le temps ni les moyens suffisants pour atteindre le résultat voulu.
Quelles ont été tes inspirations pour adapter le light novel The Tunnel to Summer ?
J’aime beaucoup le cinéma français et en particulier François Truffaut. J’avais envie qu’on ressente une sorte de patte “européenne”, un cinéma que j’apprécie vraiment en tant que spectateur. Comme l'œuvre originale est assez longue, le défi était de réussir à condenser l’intrigue en un seul long métrage. J’ai vraiment gardé ça en tête lors de l’écriture.
Quels ont été les moments les plus durs dans l'adaptation du scénario ?
Dans le light novel, les deux personnages principaux, Anzu Kouzaki et Kaoru Tono, se rencontrent assez tard. Entre le moment où Anzu arrive au lycée et leur rencontre, toute une intrigue s’est déjà déroulée. Pour moi, c’était important qu’ils se rencontrent dès le début du film, qu’on comprenne que c'est leur histoire à tous les deux. C’est de là qu’est venue l’idée du quai de gare. J’ai consacré beaucoup de temps en amont pour façonner un lieu central où l’on voit évoluer, tout du long, la relation entre les deux personnages.
Quels ont été les obstacles majeurs durant la création du film, que ce soit en termes de pré-production ou d'animation ?
Alors là… (hésite). D’un côté, on a réussi à faire ce que j'imaginais en 3D dans le tunnel, j’en suis vraiment content. Mais l'animation du jeu des personnages a été plus compliquée… On n’a pas réussi à les animer comme je me l’étais figuré au départ sur le storyboard, en pensant aux séquences. Forcément, c’est un peu frustrant. C’est peut-être lié à la façon dont le milieu de l’animation japonaise fonctionne : on ne peut pas s’accorder le temps ni les moyens suffisants pour atteindre le résultat voulu. Le film parfait n’existe pas et Tunnel of Summer ne fait pas exception. Mais ça nous pousse à réfléchir aux moyens possibles pour surmonter ces obstacles.
"Oui, c’est vrai que le deuil est souvent traité et repris dans l'animation japonaise, mais pas que : c’est universel. Pour moi, c’était important de montrer l'avant-deuil."
Un des personnages est tiraillé par la question du deuil, notion omniprésente dans la japanimation. Comment as-tu souhaité aborder le sujet, sans tomber dans un déjà vu ?
Oui, c’est vrai qu’il est souvent traité et repris dans l'animation japonaise, mais pas que : c’est universel. Pour moi, c’était important de montrer l'avant-deuil. Au début, le personnage de Kaoru est un peu dans le déni. Pour qu’il prenne conscience de ce sentiment de perte, de deuil qu’il doit affronter, il fallait le confronter avec les désirs d’Anzu Hana. Elle est dans cette espèce d’empressement constant, de sentiment d’urgence, pour devenir mangaka. Le parallèle entre les deux était important pour à la fois, faire comprendre au personnage et au spectateur, quel était l’enjeu pour Kaoru. Pour ça, j’ai été particulièrement influencé par les mythes traditionnels japonais, dont deux ouvrages anciens, le Kojiki et le Nihon Shoki. Dedans, il y a beaucoup d'histoires où l’on essaye de ramener à la vie quelqu’un qui a déjà trépassé. Et, il y a une légende selon laquelle lorsqu’on mange la nourriture du monde dans lequel on se trouve, on finit par y appartenir. Le personnage de Kaoru par exemple, que ce soit dans le monde réel ou dans l’au-delà au côté de Karen, sa petite sœur, il ne mange jamais. On le voit d’ailleurs essayer de boire un jus puis renoncer. Je me suis imaginé que c’est parce qu’il ne l’avait pas fait, qu’il a pu revenir dans le monde réel.
Le personnage d’Anzu, lui, est comme obsédé par la quête de talent. Quel est votre regard sur cette quête constante ? Est-ce un mindset particulièrement présent dans la société japonaise ?
(rire) Je crois que je me retrouve dans cette espèce d'inquiétude de ne pas avoir de talent. Il y a sans doute une part de moi qui a ressenti ça ou qui le ressent encore… C'est vrai qu'au japon, c’est une mentalité qui est assez présente et partagée. Au Japon, la réussite correspond au statut social, et le statut est très important dans la société. Mais est-ce particulièrement japonais ? Est-ce que dans d’autres pays, y compris en France, il n’y a pas des gens qui souffrent aussi de cette inquiétude ? Je n’en sais rien. J’aurai plutôt envie de vous retourner la question !
Tu évoquais “courir encore” après le talent, est-ce parce que tu cherches à atteindre, en quelque sorte, un certain statut dans le monde du cinéma ?
Plus que le statut, c’est l’envie de réussir une œuvre qui serait vraiment intéressante et vue pas seulement par les Japonais, mais par les spectateurs du monde entier. Je pense que dans le milieu de l’animation, il y a deux noms qui sortent du lot : Miyazaki et Isao Takahata. Leurs œuvres parlent pour eux, ils sont reconnus comme artistes. Quelque part, c’est une envie de me rapprocher un peu d’eux. Faire mieux… bon… (rire), ça ne dépend que de moi, mais ça me semble inaccessible. Et en même temps, j’ai la volonté de réussir, d’imposer mon travail. Je crois que tout ce qui me reste à faire, c’est travailler.
Après ça, les studios d’animations japonais ont reçu toute une vague de commandes de films qui se rapprocherait de près ou de loin à Your Name. Peut-être que ce projet, quand on me l’a commandé, s'inscrivait dans cette veine-là. Sauf que j’ai eu envie de prendre le contre-pied.
De par son rapport au temps, ton film a pu être comparé à Inception et Your Name…qu’en penses-tu ?
Oh. Pour ce qui est de Christopher Nolan, je n’aurai pas spontanément pensé à celui-là, mais plutôt à Interstellar. D’autant que l’autrice du light novel original (Mei Hachimoku), partageait s’en être inspiré. Pour Your Name de Makoto Shinkai… eh bien j’ai réalisé le film en espérant ne pas lui ressembler du tout (rire), m’éloigner au possible de ce que lui a fait. Je ne sais pas si c’est le cas en France, mais sa production a été un très gros succès dans le pays. Après ça, les studios d’animations japonais ont reçu toute une vague de commandes de films qui se rapprocherait de près ou de loin à Your Name. Peut-être que ce projet, quand on me l’a commandé, s'inscrivait dans cette veine-là. Sauf que j’ai eu envie de prendre le contre-pied, à minima en termes de mise en scène. J’ai réfléchi pour faire un peu l'inverse de ce que Shinkai a essayé de faire. Visiblement…ça n’a pas marché (rire).
Disons que les ressemblances avec Your Name concernent plutôt la colorimétrie, surtout l’animation dans le tunnel…
Même dans le tunnel, je pense que mes influences se situent plutôt du côté de l’univers cyberpunk. Pour le lightning, j’ai imaginé un truc très coloré, ce qui peut, dans un sens, faire penser à Makoto Shinkai.
Si, comme les personnages, tu pouvais entrer dans le tunnel d’Urashima et y formuler un vœu… quel serait-il ?
Mmmmh… J’ai imaginé les motivations d’Anzu à partir d’un souhait que j’avais : cette quête du talent. Mais, je crois qu'il y a deux choix possibles. Soit tu y rentres sans motivation particulière, soit je n’y entre pas du tout. La morale de l’histoire c’est qu’il n’existe pas de raccourci dans la vie, on est obligé de composer avec le réel. Il faut vivre, faire ce qu’on peut avec les moyens du bord. Pour moi, ne pas entrer dans le tunnel, c’est accepter la réalité et faire en sorte de changer les choses par sa propre initiative.
Propos recueillis par Mia Pérou.