Il est 15 heures passé. C’est à une table, juste à côté du bar à Bonlieu, que le soliste s'est installé. Farid Ayelem Rahmouni, tasse de café en main, nous couve de son regard souriant. Le danseur, chorégraphe et circassien, joue une hypnotique création hybride, “Les Vertiges”, au théâtre national d’Annecy. Rencontre.
Pourquoi Les Vertiges, cet intitulé ?
C'était un moyen de créer tout de suite l’image d'une émotion. On commence la création en partant d’une anecdote de « La haine » de Kassovitz : « C’est l'histoire d'un homme qui tombe d'un immeuble de 50 étages. Il se répète sans cesse « jusqu'ici tout va bien ». Mais l’important c'est pas la chute, c'est l’atterrissage.” En fait non, l'important ce n’est pas l’atterrissage : fondamentalement, on crève à la fin. L'important, c'est la trajectoire, c'est ce qu'on fait dans cette chute. À l'inverse, on parle d'ascension sociale, on parle de plafond de verre. Les termes sont des questions de point de vue. Le jeu, c'est de les inverser : parfois, le vertige est attractif, parfois, il est répulsif. Moi par exemple, quand je regarde le vide, j'ai envie de me jeter. D’autres gens, quand ils regardent par-dessus le balcon, tout de suite ça les met en recul. On a tous des fascinations ou des peurs qui sont différentes. On essaye dans cette pièce de faire changer les regards, dire que ça peut être autre chose.
Quand est née l’idée de faire une création autobiographique ?
Quand j'ai commencé à travailler il y a 2 ans, c’est né d'une blague avec des potes. Je me faisais un peu charrier, ils se moquaient de moi en disant « ouais fin, danseur arabe et pédé… c’est pas un truc qui intéresse les gens ». Je me suis dit « tien, qu'est-ce qui se passerait si on arrivait à intéresser les gens sur ces questions-là ». Ça pouvait quand même toucher les gens sur le rapport social, sur les questions de genre, des questions de bipolarité entre le masculin et le féminin. Plutôt que d'avoir une approche distanciée, d'avoir une approche très personnelle et de parler d'intimité. De la questionner en rentrant dans le téléphone des gens. Voilà. Alors, plutôt que de raconter une fiction totale, on s'est servi d'une base personnelle.
Comment définissez-vous votre travail ?
Je laisserai ce choix au spectateur. Je me suis posé la question au départ, « à quel moment c'est de la danse, à quel moment c'est du cirque ? ». J'ai été éduqué aux 2, avec ce rapport de la performance, du corps performatif, de la répétition, de la mise en danger. C'est un truc qu'on a plus en cirque qu’en danse. Aujourd'hui, je ne saurai pas dire ce que c'est… Parce que je crois que je m'en fous. Quand je suis encordé et sécurisé, rien ne me dit qu'à un moment donné, il n’y ait pas un facteur humain qui fasse que je dégringole de 8 mètres et me tue. La notion de risque est toujours là.
Et je fais de la danse verticale. Ma pratique met en performance le corps dans des espaces aériens, qui s'inspire des techniques de cirque. Mon écriture est chorégraphique parce qu'elle est appuyée sur le postmodernisme américain dans l'utilisation des objets, des répétitions du mouvement.
On a un panel d’individus qui sont des existants : J'aimerais qu’on ait autant de complexité dans les représentations, qu’il n’y en a dans la vie.
Quelle est la part de fiction, et la part de vécu ?
Le jeu qu'on va créer c'est à quel point c'est fictif, à quel point c'est réel. À quel point on est dans la sphère du théâtre, qui est une fiction par excellence. À quel point on va toucher en créant des émotions, collectives comme individuelles. Le fictif intervient quand on esthétise une situation, une émotion, pour être sûr de la transmettre : une arrestation c'est jamais agréable. Comme se retrouver avec des gens qui te jugent parce que d'un coup t’as un geste qui est un peu étrange, ou jugé efféminé… La clé, c’est l’esthétisation. Après, c'est un réglage. On ne peut pas contrôler totalement ce que le spectateur va ressentir, ni ce qui va nous parvenir. La fiction est toujours là parce qu'on est au théâtre et le réel est toujours là parce qu'on est au théâtre.
Qu’est-ce que ça procure, comment vous le vivez, de danser des bouts de votre histoire ?
J'ai une distance avec. Quand je suis sur scène, je suis dans l’incarnation. Même si c'est quelque chose de vécu, je m'en sers tout en ayant une bonne distance. C’est assez schizophrénique comme rapport (rire). Oui, c'est autobiographique, une scène d'arrestation, une scène de violence, de combat, de lutte. Je vais aller chercher en moi ces sensations. Notre cerveau est déjà capable de fiction : il y a ce rapport d'anamnèse, on vient reconstituer une mémoire qui est déjà altérée. On est incapable de reproduire exactement à l'identique le souvenir de quelque chose, c'est altéré par le temps, par les gens qu'on croise. Là-dedans, je vais aller chercher des émotions, qui sont des clés pour être juste en plateau. J'ai la chance de pouvoir incarner, donc je n’ai pas besoin de revivre totalement le trauma : c'est là, ça me parvient.
Ça fait quoi de laisser le public choisir ce que vous allez jouer ?
Ce qui est génial, c’est que chaque soir, je redécouvre la pièce. Ça crée des variables émotionnelles. Grâce au spectateur, moi aussi je ré-accède à des bribes de ma mémoire, qui ne sont pas les mêmes chaque soir de par leur choix. Je ne peux pas être en roue libre, ne sachant pas ce que je vais jouer après, ça me met en situation d'hyper-présence.
Quelles sont vos inspirations culturelles (danse, cinéma, art…) ?
Trisha Brown m’inspire beaucoup, dans le rapport au protocole, à la construction du mouvement. L’idée de sortir des théâtres, de partir en bus et tester des choses avec le public. Sur les questions de sens, les chorégraphes qui travaillent sur les symboliques du geste, comme Cherkaoui ou Pina Bausch, m’ont pas mal inspiré. Dans le travail de composition musicale, je pense forcément à DV8 de Lloyd Newson. À Wim Vandekeybus aussi. Ce sont des sources d’inspirations, en même temps qui me permette de m’émanciper : il y a des choses que j’aime, d’autres qui me parlent moins. Ça fait un grand patchwork dans ma tête… qui donne Les Vertiges !
Comment on compose avec les technologies, en pensant au rapport "générationnel" qu'on a avec ?
En sachant qu’on n’allait jamais contenter tout le monde. C'est comme le théâtre, il y a des gens qui vont aimer qu'on interagisse avec eux, il y en a d'autres qui sont totalement hermétiques à ça. Le téléphone, c'est pareil, certains vont être très intimes avec et d'autres vont l'utiliser comme un objet fonctionnel. Il n'empêche que ça contient énormément d’intimité, qu’on le veuille ou pas. Et je ne crois pas qu'on puisse y être totalement hermétique. On essaye d’être le plus inclusif possible : la pièce a été pensée pour qu’elle puisse se regarder. Le smartphone créé juste une autre manière de la voir.
Vous évoquez à plusieurs reprises les rapports de mémoire (ouvrière, de mouvement…). Quel est l’objectif de la création ?
C’est d’apporter au plateau un discours qui appartient à une classe sociale. Comme je parle de personnel et de vécu, je pense que ça fait du bien que les personnes concernées puissent prendre la parole. Il y a aussi un devoir de responsabilité : on ne peut pas laisser tout le temps les gens parler de choses qui ne les concernent pas.
Je me suis longtemps posé la question de “pourquoi je n’étais pas représenté dans les spectacles, dans le cinéma ?”, “pourquoi j’étais stéréotypé en permanence ?” : parce que tu ne le fais pas. Donc tu vas le faire... On a un panel d’individus qui sont des existants : j'aimerais qu’on ait autant de complexité dans les représentations, qu’il n’y en a dans la vie. Quand bien même on crée de la fiction, on ne crée pas des stéréotypes.
Propos recueillis par Mia Pérou