Solo pensé en 2019, Les Vertiges trouve son origine dans le parcours d'un enfant issu de l'immigration maghrébine. Farid Ayelem Rahmouni explore dans les airs, les possibilités de s'émanciper. Il évoque les problématiques de genre, de classe et d’origine. L’artiste livre une pièce hybride, entre cirque, musique, danse et art numérique. Il suffit d'une heure à Farid pour transformer la chute en élévation. Retour sur l’hypnotisante générale du spectacle, à Bonlieu.
Une expérience à part entière
20 heures 30. Une vingtaine de personnes se dirigent vers la salle de spectacle. On nous a tendus, au préalable, une feuille A4 pliée en deux, contenant 3 flashcodes. Deux instructions simples : télécharger l’application Vertiges sur son téléphone et se connecter au wifi. Rien de plus. Intriguant.
Dans la salle, un doux parfum flotte dans l’air, au-dessus des gradins. Doux, comme cette brume légère et envoûtante. Les enceintes diffusent quelques notes de musique. On croirait entrer dans un salon de méditation, avec ses petits coussins, posés sur des tapis orientaux juste devant la scène. Pour ma part, je n’ai osé m’y installer. Quelques chuchotements montent tandis que l’artiste finit de s’échauffer, juste là, devant nous. Et puis, il y a les téléphones. Objet traditionnellement banni des salles, c’est ici un personnage à part entière de la création. À chaque notification, certains planquent leur téléphone, par réflexe. D’autres ne savent où le poser.
Interagir grâce à l'application "Les Vertiges"
Il est vrai que c’est contre intuitif. Notre mobile finit bien plus souvent par nous déconnecter de la réalité non ? Deux minutes plus tard, le téléphone vibre. Pourtant, dans Les Vertiges, ce petit bout de technologie nous immerge avec Farid, rend le moment intime. Il nous met dans la confidence. Une série de messages apparaît progressivement dans l’application, entre nos mains : “Je vais te donner l’accès à des morceaux de ma mémoire. De mon vécu. Alors, qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Qu’est-ce que tu voudrais connaître ?”. C’est subtilement écrit et conté, millimétré. Poétique. Les yeux plissés, on dévore les phrases affichées à l’écran, comme on dévore un bon bouquin. Le spectacle a commencé.
La musique reprend. Instinctivement, la tête se lève. C’est alors qu’on l'aperçoit, là. En tenue d’ouvrier, le danseur pianote sur les touches de son téléphone, perché à quelques mètres de haut. Une scène surréaliste.
Puis, le premier acte. Tel un kinésiographe, il écrit pour mettre des éléments en mouvement. Il illustre de ses gestes un quotidien, ses perceptions, ses pensées, ses épreuves. Son corps, flottant dans l’air, hypnotise. Son expression captive. Son histoire nous frappe de plein fouet. Un solo d’une heure, divisé en quatre compositions, quatre “scènes”. Il envoie valser d’un geste l'hyper masculinité, fait place à la sensualité. Le danseur n’agresse pas, non, il embrasse, il enlace. Comme lors d’un film, les séquences s'enchaînent. Le fil rouge se tend : racisme, violences policières, attentes de la société, obstacles. On découvre sa vie ou du moins, des fragments. Les gestes se muent en danse. Tantôt, Farid semble être la marionnette de forces supérieures, bridé dans le moindre mouvement. Tantôt, d’un geste libérateur, suspendu en hauteur, il envoie tout valser. Une chorégraphie sensuelle. Son dos musclé, tatoué et luisant s’articule avec grâce sous nos yeux. La musique nous immerge dans son monde, tandis que la lumière semble être un personnage à part entière.
Puis, elle s'éteint. On entend plus que la respiration du circassien, allongé au sol, dans le noir. Notre téléphone vibre. Un message s’affiche : “Le taff à l’usine, le décolletage. Tu connais ?”. Beaucoup hochent la tête devant leur écran. Comme une discussion acceptée à travers le téléphone. Tel un acteur, on est présent, on participe. À nous de décider quelle scène de sa vie nous voulons voir : trois sont proposées à chaque fois. Ainsi, nos choix modifient sa narration, son spectacle.
Vient le dernier acte. La musique nous emporte de plus belle. Tel un astronaute, en apesanteur, Farid tente de gravir cette paroi transparente sous nos yeux. Monte, tombe, persévère, échoue. Va-t-il réussir à surmonter ce mur de verre ? Une élégante et poignante métaphore du concept de plafond de verre, de l'espace du travail ouvrier, du rapport à la séduction ou encore de la prostitution. Un mur auquel il s’est déjà heurté à maintes reprises dans la réalité. Happé, le public ne peut détacher son regard. Le pari est gagné. La musique disparaît. Le silence apparaît avant une longue salve d'applaudissements. Farid Ayelem Rahmouni s’avance, sans un mot. Seul un timide sourire et des remerciements nous ramènent à l’instant présent. “Déformer l’espace, seuls la danse et le cinéma peuvent le faire”. Et le chorégraphe le fait d’une brillante manière.