Et si nos opinions, nos idées, nos inspirations, nos vies, étaient contrôlées par les algorithmes ? Depuis quelques années l’angoisse monte chez les spécialistes qui tentent de tirer la sonnette d’alarme. Décryptage d’un phénomène inquiétant dont nous restons le plus souvent inconscients.
En 2020, paradoxalement, Netflix faisait prendre conscience au monde que les réseaux sociaux, moteurs de recherches, mais aussi plateformes de streaming, contrôlent nos vies sans que nous le réalisions. Cette révélation se présentait à travers le film documentaire « Derrière nos écrans de fumée » ("The Social Dilemma"). Une véritable plongée en eaux troubles dans l’univers des big tech, avec témoignages glaçants à l’appui de repentis de la Silicone Valley, ancien de Google, Pinterest, ou encore Facebook. Mais alors, concrètement, que dénonçait ce documentaire, et à quel point, réellement, les algorithmes dictent nos vies ?
L’an dernier, nous avions eu la chance d’interviewer Milo Keller, directeur du département photographie à l’École Cantonale d’Art de Lausanne, qui nous rappelait que même lorsque nous pensions faire des choix derrière nos écrans, en réalité, nos perspectives n’étaient jamais complètes. « Par exemple lorsque l’on surf sur une plateforme de streaming en ligne, nous sommes toujours limités par l’algorithme qui nous propose sans cesse des programmes similaires à ce que nous regardons déjà. Au lieu d’élargir nos horizons, il nous cantonne dans un goût, un genre, s’adaptant à nous au point de nous couper de toute une partie d’un contenu bien plus riche et diversifié » expliquait-il alors. Si dans le cadre de nos programmes télévisuels cela peut nous paraître moins important, cette restriction de l’algorithme s’applique à tous les niveaux. Une étude menée en 2023 par un groupe de psychologues sociaux pour le média américain Fast Company, s’est penchée sur ce phénomène et son impact qui va bien au-delà de la définition de nos goûts.
Pour les chercheurs, « les algorithmes des réseaux sociaux contrôlent les informations auxquelles les utilisateurs ont accès. Ils décident quels messages, quelles personnes, quels autres utilisateurs nous pouvons ou ne pouvons pas voir. Nos recherches ont démontré que les utilisateurs vont ainsi être exposés à un contenu qui a du succès auprès d’un large public, au détriment d’un contenu diversifié. Pour prendre un exemple, une recherche récente a prouvé que le contenu politique présenté en majorité sur les plateformes est souvent extrême, qu’il s’agisse d’un parti politique ou d’un autre. Ainsi, nous fondons notre conception de ce parti sur ces données au lieu de l’envisager dans son ensemble, et se forme alors un clivage profond entre les partisans de deux groupes, ce qui peut avoir des conséquences majeures lors d’élections par exemple ».
Les utilisateurs vont ainsi être exposés à un contenu qui a du succès auprès d’un large public, au détriment d’un contenu diversifié
Cette tendance se retrouve alors sur les réseaux sociaux, mais également sur les moteurs de recherche, plus enclins à fournir des informations clivantes qu’objectives. Ainsi, sans le savoir, nous pouvons par une simple recherche Google ou un Reel Instagram être influencés lors d’une élection, nous forger une opinion sur un problème sociétal, et dans certains cas extrêmes développer une réaction de rejet pour un groupe de population. Un paradoxe à l’époque de la sur-consommation d’informations et de médias, nous donnant l’illusion d’une connaissance totale du monde et de ses problématiques. En réalité, nous n’avons accès qu’à un fragment du contenu, qui ne nous sera pas rendu accessible sans effort. Tim Kendall, autrefois employé de Facebook avant de prendre la direction de Pinterest, puis de quitter ces entreprises pour se consacrer à nous prévenir du mal dont elles sont coupables, ne mâche pas ses mots dans le documentaire Netflix lorsque le journaliste lui demande ses sources d’inquiétude dans un monde géré par les algorithmes, « À court terme ? La guerre civile ». Maintenant que la sonnette d’alarme a été tirée et que nous savons que tout ce que nous consommons n’est que ce à quoi un algorithme nous a donné accès, il semble possible de rester conscient derrière nos écrans, et peut-être de voir à travers la fumée.
Aurore De Granier