Le mal joli, roman d'Emma Becker, aux Éditions Albin Michel

Certains ont peut-être pu découvrir Emma Becker à l’occasion de La Maison, paru en 2019, dans lequel l’écrivaine racontait son expérience en tant que prostituée dans une maison close à Berlin. Avec son nouveau roman, Le Mal joli, elle réitère avec l’autofiction et continue à explorer l’envers du désir. Becker nous livre ici un roman qui sent le sexe, mais surtout l’amour.

Antonin de Quincy d’Avricourt est un père de famille en couple depuis cinq ans, dont le nom ronflant, avec ses deux particules, dit déjà tout du monde qui le sépare d’Emma Becker, écrivaine un peu prolo qui fait « du cul qui pense ». En apparence, un seul point commun : l’amour des lettres. Lui est plutôt Brasillach et Rebatet, elle pas du tout - encore raté.

Il suffit d’une rencontre fortuite, d’un regard, d’un mot au détour d’une porte qui s’ouvre, et c’est l’évidence qui s’installe. C’est à Paris, à l’occasion d’un prix littéraire qu’Emma et Antonin se croisent pour la première fois. Rapidement, ils se retrouvent chez lui, dans son appartement du Marais. Cela aurait pu rester un pas de côté, une infidélité sans lendemain, un peu d’air arraché au quotidien, et c’eût été facile, plus sage peut-être, car Emma est mère elle aussi. Deux enfants, Nini et Isidore, qu’elle aime bien sûr et qu’elle élève avec son compagnon dans leur maison varoise. 

Vite, les amants deviennent insatiables, leur désir inapaisable. Le temps s’écoule selon une temporalité nouvelle : Antonin J-4, Antonin J-3, Antonin J-2… Mais plus ils se laissent porter par cette passion qui ne cesse de s’affirmer, plus il est difficile de revenir sur les rives tranquilles du foyer, avec ses obligations, ses responsabilités, ses joies simples aussi et ses bonheurs calmes, sereins. Parfois, quand elle change la couche du petit dernier, Emma étouffe, surchauffe (surtout quand Antonin est à l’autre bout du fil). Elle aimerait qu’on lui foute la paix, qu’on la laisse à cet homme qui l’enivre. Et alors, alors, à Nini de lancer que, plus tard, il ne sera pas écrivain, car maman n’est jamais là, et ça lui tord le ventre à Emma, que ses enfants qui sont tout puissent lui dire ça. 

Si le roman relève d’un genre souvent décrié - la littérature érotique - qu’on ne voit guère sur les étals des librairies, on aurait tord de réduire le nouveau Becker à une succession de scènes de cul. Bien sûr, dans ce domaine l’écrivaine sait y faire. Mais ce livre est avant tout l’histoire d’un amour clandestin qui vient s’écraser sur les remparts d’une vie familiale bien rangée. Au gré des pages et des saisons, avec une écriture fluide et agréable, Emma raconte la rencontre, la drague, la baise, l’amour enfin ; et évidemment ces sentiments moins nobles qui l’assaillent, la culpabilité, la peur, les doutes. 

Elle retranscrit avec justesse tous les petits moments qui caractérisent cette vie qui se déploie, en marge, dans sa bulle autonome : les premiers instants plein de connivence et de maladresse, les petits stress à l’idée de décevoir le personnage que l’autre s’est empressé d’imaginer, l’attente interminable de la réponse au sms qu’on a envoyé il y a une heure à peine, les traces qu’on laisse partout derrière soi et que le conjoint n’a qu’à relever pour que tout se termine.

Le Mal joli n’a pas la trame originale de La Maison, mais il n’en a pas besoin. Becker va droit au coeur de ses thèmes : le désir, l’amour, la sexualité. Elle nous rappelle la complexité des sentiments et le coût de la liberté.

Guillaume Treuil