L’ancien élève de l’école Centrale de Paris devenu ingénieur en informatique s’est reconverti dans l'humour. En 2025, on le retrouve du 22 au 24 janvier sur scène avec son spectacle « Entropie » à l’Espace Gerson à Lyon, Karim Duval, un humoriste qui sort du cadre.
Vous vous dites « humoriste mais pas que ». Qu’ajouteriez-vous à cette présentation ?
Tous les humoristes d’aujourd’hui sont « humoristes mais pas que » car ils mettent du fond dans leurs propos et dans leurs vannes. Et puis, j’aime m’essayer à autre chose : faire des vidéos, des scénarios, des interventions dans des entreprises. C’est pour ces raisons-là aussi que je me sens humoriste mais pas que.
Vous évoquez votre passé d’ingénieur comme une erreur de casting…
Je suis devenu ingénieur parce que j’étais bon élève. J’ai réussi les exercices, les concours, j’ai tout bien fait sur le papier. J’étais le genre d’ingénieur qui a fait ce qu’on lui a dit, mais pas ce qu’il aurait voulu faire, qui n’a pas suivi son cœur. Il y a une différence entre le fait d’avoir un diplôme d’ingénieur et être ingénieur. L’humour me convient mieux, c’est une espèce d’ingénierie un peu chaotique, bancale, très empirique, sans aucune certitude et avec un brin de poésie.
Pourquoi le monde de l’entreprise vous inspire tant ?
Il m’inspirait beaucoup dans mon spectacle Y et ça le restera un peu car c’est le premier monde que j’ai connu après mes études, un monde pour lequel j’ai été formaté, qui m’a marqué et dans lequel j’ai passé de bons moments. Je me suis fait connaître en utilisant le jargon de l’entreprise sur LinkedIn, un réseau sur lequel ne sévissent que cinq ou six humoristes. L’entreprise est un univers très neutre, terne, alors lui ajouter quelques aspérités et des couleurs, cela reste ma marque de fabrique. Mais le temps passe, je ne suis plus ingénieur depuis douze ans. À un moment, il faut tourner la page et à présent, je regarde vers d’autres horizons.
C’est-à-dire ?
Dans mon nouveau spectacle Entropie, je parle bien sûr de la perte de temps dans les jobs en entreprise mais pas seulement. L’entropie, c’est la mesure du désordre. J’évoque donc beaucoup le désordre induit par cette espèce d’innovationisme, l’envie excessive de vouloir innover, l’excès de temps passé devant nos écrans, la dispersion que cela génère. Dans nos sociétés modernes, on aime bien ajouter du désordre au désordre en pensant bien faire, en innovant juste parce qu’on est capable de le faire. Dans Entropie, je parle d’intelligence artificielle, d’écologie, de cette relation avec mon passé d’ingénieur, pourquoi je suis en marge, à contretemps de ce monde ultra carré qui cherche à tout optimiser, à vouloir être de plus en plus efficace. Chercher à être plus performant gaspille du temps et de l’énergie. Ça revient à faire de la chaleur en brassant du vent. C’est la thématique des bullshit jobs, ce marasme de la réunionite et compagnie.
Faut-il être un jeune cadre dynamique pour comprendre vos sketchs ?
Pas sur le spectacle Entropie, même si le nom est énigmatique et paraît très technique. D’ailleurs, je commence d’emblée en disant que moi-même, je ne comprends pas vraiment ce terme, et que le public n’assistera pas une conférence scientifique. Justement, quand on ne comprend pas, c’est bon signe et plutôt sain. Bien sûr, dans le monde de l’entreprise, de nombreuses personnes se reconnaissent mais sur scène, j’élargis et m’adresse à tous. Les jeunes cadres dynamiques, les startuppers, les pro-innovations, ceux que l’on appelle les cas sociaux, ceux qui font du tuning, qui s’énervent au volant ou qui se ruent sur du Nutella en solde, je les mets dans le même sac que ceux qui se jettent sur le dernier iPhone. Je renvoie tous ces gens dans leurs vingt mètres et ne me revendique d’aucun bord. Si on a pu dire que j’étais l’humoriste des cols blancs, je pense rester indépendant et échapper à toutes les cases.
Vous avez écrit un Petit précis de culture bullshit ? Que mettez-vous derrière ce terme ?
L’art de brasser du vent sans s‘en rendre compte. L’art, comme on dit vulgairement, de péter plus haut que son c…. une manière de se donner une contenance, de masquer un vide. Comme disent les nouvelles générations, c’est l’art de se surcoter, de se donner de l’importance, à travers le langage notamment. On surévalue ce qu’on fait par rapport à ce qu’on apporte vraiment. Il y a beaucoup de bullshit jobs aujourd’hui. Les gens ont conscience d’agir ainsi pour gagner leur croûte, et comme ce n’est pas ce qu’ils ont envie de faire, ça crée un malaise qui mène à une quête de sens dont souffre beaucoup la génération Y.
J’évoque donc beaucoup le désordre induit par cette espèce d’innovationisme, l’envie excessive de vouloir innover.
Pour reprendre une formule que vous n’aimez pas : avez-vous trouvé le bonheur au travail ?
Effectivement, je ne crois pas en cette formule. C’est très formaté, je ne suis même pas sûr de chercher ce bonheur-là. En tout cas, aujourd’hui, je me sens exister. Il y a parfois une forme de souffrance, de recherche. Ce n’est pas facile d’être humoriste, d’être indépendant, faut pédaler tout le temps, se remettre en question, se mettre en danger. Je suis dans une période de fin de rodage et de début de spectacle, c’est cool, très grisant, mais ce n’est pas toujours agréable. Derrière un bureau, on peut passer une année sans s’en rendre compte alors que l’année où vous êtes humoriste, vous la sentez vraiment passer. Pas parce que le temps est long mais parce qu’il se produit plein de choses. Dans ce sens, je me sens vivre.
Propos recueillis par Nathalie Truche